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    Causerie

    Elle n'est pas folâtre, la chronique lyonnaise, en ce singulier temps d'hiver dont l'extraordinaire clémence plonge dans un profond marasme les intéressantes corporations des marchands de charbon et des professeurs de patinage. Il semblerait naturel que la douceur de la température exerçât sur tous les esprits une heureuse influence, car on a depuis longtemps observé que les saisons les plus défavorables au jeu régulier des facultés mentales étaient précisément celles où les conditions atmosphériques devenaient excessives, soit que le thermomètre descendit aux plus bas degrés de l'échelle, soit qu'il s'élevât à des hauteurs vertigineuses, l'équilibre étant rompu, on comprenait que notre pauvre humanité en pâtit plus douloureusement, qu'elle subît la répercussion de ces divagations thermométriques, tandis qu'il paraissait aller de soi que, le beau temps aidant, les cerveaux engourdis ou en ébullition reprendraient leur fonctionnement normal.

    Il n'en est rien, et nous ne voyons à glaner que dans la plus sombre chronique ; à l'égal des végétations hâtives que de tièdes brises ont fait éclore en plein hiver, les crimes, et les plus odieux, florissent dans toute leur hideur ; ici, c'est une vieille femme assommée, là, c'est une innocente enfant qu'on égorge, sans que la lugubre silhouette, fréquemment entrevue ces temps-ci, de l'instrument confié à la dynastie des Deibler, fasse hésiter le bras des assassins.

    Mais quittons ce lugubre sujet. Aussi bien y a-t-il encore autre chose qui mérite d'attirer l'attention. Comme disait feu Rossignol-Rollin, il y a du muscle dans l'air, et de Paris nous arrivent les échos des tournois épiques qui viennent de mettre en présence les tombeurs les plus réputés du monde. Non qu'il ne soit facile de démêler dans certains comptes-rendus la part qui relève plus directement d'une intelligente publicité ; mais les enthousiasmes de commande ne sauraient nuire à l'évidente constatation de ce fait que les sports de tous genres deviennent de plus en plus à la mode, et que parmi ces sports il en est un à l'heure actuelle qui est particulièrement en faveur.

    Certes il n'est pas, comme avec la reine bicyclette, à la portée de tout le monde ; ceux qui l'exercent ne sont pas légion, mais il a avec l'autre cette différence qu'il n'est pas nécessaire d'y prendre part pour l'aimer, et que c'est encore en marquant les coups qu'on s'y amuse le plus.

    Et pourtant il commence à être assez sérieusement pratiqué. Naguère, au brillant concours de gymnastique de Mâcon, il nous a été loisible de le constater, et nous y avons applaudi nombre de vigoureux et hardis jeunes gens qui, sous un ciel de feu, rivalisaient de force et d'adresse dans l'art de mouler sur une couche de sciure les épaules de leurs adversaires. Les sociétés suisses accourues en nombre à ces belles fêtes s'y distinguèrent par une véritable maestria, mais les représentants des sociétés françaises surent aussi y récolter d'amples moissons de lauriers, et ce fut vraiment un bien intéressant spectacle.

    Car, quoi qu'on en dise, les Français s'adonnent à ce sport avec un réel succès, ceci soit dit pour répondre à ceux qui parlent si volontiers de notre dégénérescence physique ; pure légende que cette accusation dont il faut voir la source dans le parti pris de dénigrement des adversaires de notre race. L'ardeur de notre sang, cette belle furia francese qui tant de fois décida en notre faveur du sort des batailles, n'est pas oblitérée en nous ; l'admirable énergie dont ont fait preuve le commandant Marchand et ses braves compagnons est là pour l'attester, et quant à la puissance de musculature de nos athlètes professionnels, elle vient d'affirmer, dans un concours récent dont le lutteur Pons est sorti vainqueur, son incontestable supériorité.

    Vingt lutteurs y avaient été amenés de tous les points du monde, déjà célèbres dans leur pays, et qui avaient à leur actif d'éclatantes prouesses. Pendant plusieurs séances ils se sont mesurés, et, en procédant par élimination, deux hommes à la fin sont restés seuls en présence : un Russe et un Français. La lutte a été sévère, car il ne s'agissait pas là d'une de ces parades de foire où très souvent le vainqueur est désigné d'avance, quitte à faire prendre sa revanche au vaincu à la séance qui suit. Les deux adversaires y sont allés, comme on dit, bon jeu bon argent, l'un, le Russe, admirable, paraît-il, de forme et d'allure, et par surcroît très habile dans l'art qu'il professe dans son pays ; l'autre, le Français, colossal, titanique, et c'est à ce dernier qu'est revenu, après un combat mémorable, le titre de champion du monde.

    Il avait d'ailleurs déjà fait ses preuves, ce lutteur Pons, en tenant tête, il y a quelques années, au géant turc Yousouf, qui a péri récemment dans le naufrage de laBourgogne, et tous les athlètes allemands, anglais et américains qui ont osé se mesurer avec lui n'ont pas pesé lourd dans ses bras puissants. Pons, au surplus, n'est pas une exception, et quel que soit son mérite, il a trouvé plus d'une fois en France des adversaires dignes de lui.

    Une race qui produit de tels hommes n'est pas si dégénérée qu'on veut bien le faire croire à l'étranger, où l'on se plaît trop volontiers à représenter les Français comme un peuple fini, usé. Ah ! mais non, par exemple, et ils ne sont pas plus finis sous ce rapport qu'ils ne le sont sous d'autres. La plupart des grandes inventions qui ont illustré ce siècle finissant sont dues à des Français ; dans toutes les branches de l'esprit humain, dans le domaine de l'art comme dans celui de la science, ils ont brillé et ils brillent encore au premier rang. Non, un peuple n'est pas près de disparaître qui a su comme le nôtre triompher des plus cruelles épreuves, un peuple dont le merveilleux relèvement — et ce ne sera pas là sa moindre gloire — a fait l'admiration du monde.

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